La Belgique se prépare à une triple élection le 9 juin

par Alberto Laitano
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Les élections européennes auront lieu du 6 au 9 juin 2024 dans tous les États membres de l’UE. En Belgique, trois scrutins auront lieu le même jour. Les citoyen·nes sont en effet appelé·es à élire leurs représentant·es aux parlements régionaux, fédéral et européen. Analyse des enjeux.

Comme dans beaucoup de pays, la montée de l’extrême droite est au cœur de la campagne qui s’amorce. Mais le champ politique belge est scindé de façon assez hermétique entre la Flandre d’un côté, et la Wallonie et Bruxelles de l’autre. En Flandre, l’enjeu central de la campagne est le score annoncé des deux principales formations politiques du nord du pays : la droite nationaliste flamande de la Nieuw-Vlaamse Alliantie ou N-VA (Nouvelle Alliance flamande) et l’extrême droite du Vlaams Belang (Intérêt flamand). Les derniers sondages 1  donnent l’extrême droite en tête avec plus de 27 % des suffrages, loin devant les 20 % annoncés pour la N-VA (actuellement au pouvoir en région flamande, mais pas au gouvernement fédéral).

Au centre-gauche, la social-démocratie flamande est en pleine déliquescence depuis de nombreuses années. Le point culminant de cette déliquescence a été atteint fin 2023, lorsque le jeune et populaire président du parti Vooruit, Conner Rousseau, a dû démissionner suite à des propos racistes tenus en état d’ébriété lors d’une fête de village et filmés par la bodycam de policiers présents. Or, Conner Rousseau, sorte de golden boy de la start-up « socialiste » (il est l’artisan du changement de nom du parti mais aussi son attrape-voix), profilait Vooruit comme un potentiel partenaire de la NV-A pour la formation d’un gouvernement flamand. Malgré ses déclarations racistes récurrentes (sous le couvert du « je dis tout haut ce que tout le monde pense tout bas »), il prétendait ainsi se présenter comme un « rempart » à une éventuelle coalition entre la N-VA et le Vlaams Belang.

La Wallonie, le « village gaulois » qui résiste à l’extrême droite

La Wallonie donne des cheveux gris à l’extrême droite européenne. L’eurodéputé du Vlaams Belang, Gerolf Annemans, reconnaissait en mars 2023, lors d’une prise de parole dans un couloir à l’occasion d’un énième meeting avorté de l’extrême droite francophone : « Ça fait des années, deux décennies déjà, que je dois expliquer à Marine Le Pen pourquoi sur la carte de l’Europe il n’y a qu’un lieu où il n’y a pas de parti, pas d’activité politique similaire à celle du Front national à l’époque (Rassemblement national aujourd’hui), comme en Flandre où le Vlaams Belang est le plus grand parti […] en Allemagne, partout ! Il n’y a aucun lieu où il n’y a pas un parti et une activité politique comme la nôtre, sauf en Wallonie ! »

Jusqu’à présent, la Wallonie est effectivement épargnée par la vague brune et les formations d’extrême droite y sont restées fragmentées et groupusculaires. On peut identifier différents facteurs qui y ont contribué :

1) Le maintien, tant bien que mal, d’un « cordon sanitaire » médiatique qui veut que la presse francophone ne donne pas la parole ni n’invite de représentant·es de l’extrême droite à débattre sur ses plateaux, en direct, etc.

2) Le maillage associatif et militant de gauche, l’implantation des organisations syndicales et d’éducation populaire, ainsi qu’une vigilance antifasciste qui s’est encore développée ces dernières années, notamment avec la création récente de la Coordination antifasciste de Belgique – CAB, qui regroupe différentes organisations et collectifs antifascistes 2 .

3) L’absence d’une identité wallonne ou belge bien définie. L’extrême droite flamande s’appuie sur le nationalisme flamand et avance un projet indépendantiste. Or l’identité « belgicaine », qui aspirerait à une Belgique unitaire, a du plomb dans l’aile. Et il n’existe pas vraiment d’identité wallonne, en tout cas pas à caractère nationaliste… sans parler d’une identité bruxelloise (Bruxelles est l’une des trois régions du pays avec la Flandre et la Wallonie).

4) Enfin, l’absence de leader charismatique, la division et l’ineptie des groupuscules existants y sont probablement aussi pour quelque chose.

Un nouveau parti d’extrême droite espère cependant percer en Wallonie lors des élections de juin. Appelé « Chez Nous », le parti bénéficie du soutien du Rassemblement national (RN) et du Vlaams Belang. Les présidents des deux partis, Jordan Bardella (RN) et Tom Van Grieken (VB) étaient d’ailleurs présents à la conférence de presse de lancement du parti en octobre 2021. Le lancement était prévu en grande pompe avec un « meeting » fondateur, il sera finalement déplacé et se muera en une conférence de presse en tout petit comité grâce à la mobilisation antifasciste.

Dans son étude sur le parti Chez Nous, le politologue Benjamin Biard rapporte les préoccupations des militant·es de la petite formation d’extrême droite face aux mobilisations antifascistes qui visent à empêcher tout meeting public : « La pression exercée par les antifascistes sur les membres de Chez Nous est jugée “assez handicapante” par certains ; d’autres admettent même en avoir peur. » Mais aussi sur la question de l’identité : « Si l’appellation du parti définit clairement l’idéologie qu’il porte, la nation ou l’identité à laquelle renvoie l’expression “chez nous” est toutefois moins claire. Au sein du parti, un cadre local avoue d’ailleurs : “C’est compliqué”, tandis qu’un autre cadre admet : “Jusqu’ici, on essaie de jouer sur une ambiguïté”. Il ajoute : “On est très ambigu sur la question. Pourquoi ? Parce qu’on estime qu’on peut se sentir Wallon, Liégeois, Namurois, Bruxellois ou encore Belge et que ces appartenances ne sont pas mutuellement exclusives” ». 3

Enfin, en mai 2023, Chez Nous a passé un accord avec le Vlaams Belang. En échange du soutien du grand frère flamand, le parti s’engage à ne pas déposer de listes à Bruxelles, alors que le VB s’engage à ne pas déposer de listes en Wallonie… marchandage assez ironique pour Chez Nous qui se présente comme « le seul vote patriote » pour les élections du 9 juin. Quoi qu’il en soit, empêcher l’arrivée de tout·e élu·e d’extrême droite du côté francophone reste une priorité de cette campagne. Mais le danger pourrait aussi venir d’un autre parti déjà bien installé dans les institutions. En effet, le parti libéral (Mouvement réformateur, MR) semble en voie de « trumpisation » sous l’impulsion de son président, Georges-Louis Bouchez, de plus en plus décidé à occuper l’espace laissé libre à sa droite (extrême).

Les renoncements d’Écolo et du PS au sein du gouvernement

Au centre-gauche de l’échiquier politique, le PS et les écologistes (Écolo) sont au gouvernement à tous les niveaux de pouvoir (fédéral et régional), en coalition avec des partis de droite (dont le MR). Malgré le discours habituel du « sans nous ça serait pire », les renoncements ont été nombreux : sur la sortie du nucléaire, sur l’extension du droit à l’avortement (4), face aux attaques patronales, sur les droits démocratiques et syndicaux, etc.

À gauche, le PTB (Parti du Travail de Belgique) espère tirer son épingle du jeu et continuer son ascension électorale. Il est crédité dans les derniers sondages de près de 15 % en Wallonie, 17,5 % à Bruxelles (ce qui en ferait la deuxième force politique de la région bruxelloise) et de 9,5 % en Flandre (sous le nom PVDA). Le PTB, parti de tradition mao-stalinienne qui se revendique toujours du marxisme, s’est fait une place dans le champ politique belge ces dernières années, avec des succès électoraux plus marqués en Wallonie et à Bruxelles. Cependant, ses succès le mettent aujourd’hui sous pression d’une éventuelle participation gouvernementale. Le président du syndicat FGTB a récemment lancé un appel à « un front de gauche PS-Écolo-PTB pour gouverner après le 9 juin ».

Raoul Hedebouw, président du PTB, rétorque qu’il a trois conditions 4  pour monter dans un gouvernement de coalition avec le PS et Écolo : refuser l’austérité européenne ; revoir la loi de 1996 qui bloque la possibilité pour les syndicats de négocier des augmentations salariales ; ramener l’âge de la retraite à 65 ans (une loi prévoit son augmentation à 67 ans à partir de 2030). La politique menée par les PS et les verts ces dernières années (et ces dernières décennies) annonce la couleur : au-delà des beaux discours pré-électoraux, des postures de certain·es parlementaires ou des poings levés le Premier Mai, aucune de ces deux formations n’a la volonté politique d’affronter les institutions européennes ou le patronat. Une « union de la gauche », allant vers un début de commencement de rupture, semble donc exclue à ce stade. C’est plutôt l’austérité qui est annoncée au menu des prochains gouvernements à tous les niveaux de pouvoir, et le PTB en est bien conscient.

Dans l’immédiat, le Parti du Travail de Belgique joue un rôle important dans le champ politique belge en tirant le débat sur la gauche (on a vu, par exemple, le PS faire de la surenchère vis-à-vis du PTB sur la taxation des grosses fortunes). À moyen terme, sa stratégie pose cependant question. Sa vision centrée sur « la construction du parti » et sa pratique très verticale de la politique ne favorisent pas le développement de mouvements sociaux larges et démocratiquement organisés à la base. S’il est peu probable qu’il participe à un gouvernement fédéral ou régional, il se dit par contre prêt à monter dans des majorités dans certaines grandes villes wallonnes après les élections communales d’octobre 2024. Le système électoral à la proportionnelle oblige dans l’immense majorité des cas à former des coalitions. Dans cette situation, une stratégie purement électorale condamnera le PTB soit à faire des compromis et à se laisser entraîner dans la gestion des affaires, soit à rester éternellement dans l’opposition et donc à décevoir une partie de sa base électorale qui voudrait le voir arriver au pouvoir.

Par ailleurs, au-delà de sa conception même de la politique évoquée ci-dessus, son refus de rompre avec le productivisme (qui s’exprime concrètement dans certains dossiers régionaux comme le projet d’extension de l’aéroport de Liège), ses positions internationales campistes alignées sur celles du Parti communiste chinois (sur l’Ukraine, la Syrie, le Nicaragua, le Venezuela, etc.) et sa timidité sur les questions qui peuvent froisser une partie de son électorat (féminisme, luttes LGBTI, antiracisme…) en font une opposition utile mais insuffisante pour un changement radical de société.

Une liste anticapitaliste pour les européennes

C’est dans ce contexte que la Gauche anticapitaliste a pris l’initiative de présenter une liste aux européennes sur le collège électoral francophone. En Wallonie et à Bruxelles, la section belge de la IVe Internationale n’a plus participé à une élection depuis 2014 5 . Il s’agit donc d’un défi à la fois politique et organisationnel. La réflexion collective a amené l’organisation à privilégier les européennes pour deux raisons : 1) ne pas diviser le vote de gauche aux niveaux régional ou fédéral, dans un scénario où le PTB continue de jouer un rôle utile électoralement ; 2) parce qu’une liste aux européennes permet de mener campagne sur l’ensemble de la Belgique francophone, et qui plus est avec une vocation internationaliste forte, encore renforcée par la présence de Philippe Poutou (NPA).

Le pari est de présenter une liste qui soit l’expression de notre implantation dans les luttes et les mouvements sociaux, et qui puisse proposer un débouché politique à celles et ceux-ci, en regroupant des militant·es qui ont pris part aux actions de désobéissance civile climatique de Code rouge6 , aux luttes pour l’extension du droit à l’avortement et aux grèves féministes, qui ont lutté contre les attaques patronales et contre la franchisation imposée par Delhaize dans la grande distribution, qui ont contribué à la construction du collectif « La santé en lutte » et à ses mobilisations, aux actions de solidarité avec le soulèvement « Femme, vie, liberté » en Iran, avec la résistance ukrainienne à l’invasion russe, ou avec le peuple palestinien face au génocide en cours à Gaza, etc.7

Toutes ces luttes sont loin d’être restées muettes en Belgique ces dernières années. Elles ont, dans de nombreux cas, fait preuve de créativité et de détermination. Mais, comme partout ailleurs, le climat reste globalement défavorable à une réelle transformation de la société. Et il le restera tant que les luttes ne trouveront pas le chemin d’une articulation politique commune, auto-organisée, radicale et démocratique. C’est à cette tâche immense que la liste « Anticapitalistes », portée par la Gauche anticapitaliste, entend modestement contribuer.


 

Le 24 avril 2024

Alberto Laitano est membre de la direction nationale de la Gauche anticapitaliste et du CI de la IVe Internationale.

  • 1Grand Baromètre Ipsos-Le Soir-RTL-VTM-Het Laatste Nieuws, du 22 mars 2024.
  • 2Lire « Lancement de la Coordination antifasciste de Belgique », 24 février 2024.
  • 3Biard, B., « Le parti Chez Nous », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2013/14.
  • 4 “J’ai trois conditions pour participer au pouvoir” », 13 avril 2024, sur lesoir.be
  • 5La Gauche anticapitaliste s’appelait à l’époque LCR et avait participé aux listes PTB-Gauche d’Ouverture (PTB-GO) aux côtés du PTB et du Parti communiste, en répondant à un appel large de syndicalistes et personnalités pour un regroupement à la gauche du PS et d’Écolo. Le PTB avait mis fin à cette initiative après avoir fait élire ses premier·ères parlementaires lors de ce scrutin. En Flandre, le SAP-Antikapitalisten avait présenté des candidats sur les listes du PVDA à Anvers et Gand lors des élections communales de 2018, ainsi qu’à Anvers lors des élections fédérales de 2019.
  • 6Code rouge est un mouvement de désobéissance civile créé par des activistes et soutenu par différentes organisations et groupes d’action tels que Greenpeace, Extinction Rebellion, Youth for Climate, la Gauche anticapitaliste, etc.
  • 7 notre liste pour les européennes », 17 avril 2024, sur le site de la Gauche anticapitaliste) .